Le Syndrome de la Monnaie

Selon Helmut Creutz, la crise de nos économies est due à la primauté de la rémunération du capital monétaire sur toute autre considération économique. Et cela selon un système (les intérêts) qui fait que les riches sont toujours plus riches.

«Le Syndrome de la Monnaie, Vers une économie de marché sans crise», de Helmut Creutz, Ed. Economica, 2008 ; 1e édition en 1993, revue en 2005.

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Helmut Creutz souligne le rôle de la monnaie dans l’activité économique : l’argent déposé dans les banques est prêté aux ménages, qui consomment, et aux entreprises, qui investissent pour produire. Ainsi, la création monétaire stimule l’économie.

Un autre facteur clef de stimulation de l’économie est la circulation monétaire : si la monnaie circule (si l’épargne, issue de l’excédent des revenus, est prêtée à des ménages, qui consomment, ou à des entreprises, qui investissent), l’économie est active ; si l’argent « dort » sans être prêté (thésaurisation), il ne sert pas à faire tourner l’économie.

L’auteur décrit ensuite longuement le mécanisme des intérêts.
La rémunération du capital, représentée par les intérêts, dit-il, permet aux détenteurs de capitaux d’acquérir un revenu, sans effort ; en outre, ce revenu est payé par ceux qui travaillent.
Cela d’autant plus que le mécanisme des intérêts composés (les intérêts du capital + les intérêts des intérêts) permettent à l’épargne de s’accroître de façon exponentielle (bien sûr, si on ne la dépense pas).
Ainsi, tout capital placé à 5 % double environ tous les 14 ans.
La critique principale des intérêts, par H. Creutz, repose sur leur aspect exponentiel : en 50 ans, un placement de 10 000 € à 3 % produit 44 000 € ; placé à 9 %, il donne 744 000 € ; à 12 %, il donne 2 890 000 €.

A noter d’une part que le livre a été écrit dans une période où les taux d’intérêt étaient plus élevés qu’en 2009.
A noter aussi la critique des thèses de Creutz par Jérôme Blanc (Lefi, Université de Lyon, dans « International journal of community currency research », vol. 12 (2008), pp. 69-73) : celui-ci reproche à H. Creutz de ne pas tenir compte de l’inflation, qui amoindrit l’importance de l’intérêt (de ne pas faire la différence entre taux d’intérêt nominal et taux d’intérêt réel, c’est-à-dire inflation déduite).
Cette critique affaiblit certainement la thèse de Creutz, sans toutefois la contredire sur la notion de répartition inéquitable du revenu entre le capital et le travail (le travail, c’est-à-dire les salariés et aussi l’argent investi par les entreprises dans le développement des moyens de production, donc de l’emploi).

La cause véritable de l’exploitation, affirme en effet Creutz, ne réside pas dans le capital en biens corporels (aspect sur lequel a insisté Marx) mais dans le capital monétaire.

Creutz estime que les détenteurs de capitaux exercent un chantage sur les pouvoirs publics : ils peuvent faire « la grève de l’argent » si celui-ci n’est pas assez rémunéré, et donc entraver la bonne marche de l’économie (en réduisant la circulation monétaire). Ainsi, ils obtiennent constamment de l’Etat et des autorités monétaires des taux d’intérêt suffisamment élevés.

Pour Creutz, la répartition du revenu national se fait entre le capital et le travail : le capital se sert toujours le premier (par le biais des intérêts), que la croissance économique soit suffisante ou non.
Ce qui, en période d’économie peu dynamique, peut ruiner les entreprises, leur bénéfice étant insuffisant pour payer les intérêts.
L’Etat, pour sa part, tire ses ressources des deux groupes qui perçoivent des revenus : « il impose les salariés surtout, et moins consciencieusement les revenus de capitaux », ces derniers ayant recours à la fraude et aux paradis fiscaux.

Autre élément important : les intérêts qui rémunèrent les capitaux se retrouvent dans tous les prix. Ils sont en effet répercutés par les entreprises (qui empruntent) sur leurs prix de vente, ces prix étant payés par tous les consommateurs.

L’auteur note que de 1975 à 2000, les Etats des nations industrielles ont fortement augmenté la dette publique. D’une part, ces emprunts d’Etat sont particulièrement juteux pour le capital ; d’autre part, les gouvernements, par démagogie, préfèrent avoir recours à l’emprunt qu’à l’impôt pour financer le budget.
Mais la rémunération du capital emprunté aboutit au surendettement. Le service des intérêts accroît sans cesse la dette publique.
En 1970, la charge de la dette publique en Allemagne était insignifiante ; en 2000, elle équivalait à 1/6e des recettes fiscales. A tel point que l’Etat allemand devait, chaque année, emprunter une somme équivalente au montant des intérêts à rembourser. Cela aboutit au fait que, sur le long terme, si le même investissement de l’Etat avait été réalisé sans emprunt (certes, de façon plus étalée), il n’aurait rien coûté en intérêts et la dette de l’Etat, à cette date, serait nulle.

La concentration du capital entre un nombre limité de détenteurs fait que les riches deviennent toujours plus riches, au détriment du reste de la population.
H. Creutz cite des chiffres concernant la répartition de la richesse en Allemagne : En 1950, la répartition des actifs financiers entre l’Etat, les entreprises et les ménages était de un tiers chacun ; en 2000, l’Etat ne détenait plus que 6 % des actifs financiers, les entreprises toujours un tiers, et les ménages plus de 60 %.
Bien sûr, au sein des ménages, la répartition est très inégale et cette inégalité s’accroît.
En 1996, la fortune des 358 personnes les plus riches de la planète équivalait à 45 % des revenus annuels de l’humanité.

H. Creutz donne un autre exemple des conséquences sociales de la rémunération du capital. Les constructeurs immobiliers, dit-il, attendent une rémunération élevée de leur investissement ; ils exigent donc des loyers élevés. Pour permettre cela, l’Etat apporte des aides sociales au logement, qui rendent ces loyers plus accessibles…

Le capital cherche un enrichissement dans d’autres secteurs que le prêt et l’encaissement d’intérêts.
D’une part dans le commerce des devises (des monnaies) : à la bourse de Londres, le commerce des devises représente environ un tiers de la vente mondiale des devises. Et l’ensemble des transactions financières mondiales représente 50 fois le commerce mondial (seulement le quart du commerce mondial en 1975).
D’autre part, par les placements en bourse, « où les gains vont presque toujours aux particuliers mais où les pertes liées aux opérations spéculatives sont résorbées par la société tout entière ».

Helmut Creutz fait la distinction entre l’économie de marché et le capitalisme.
Dans la première, tous les processus de l’ordre économique sont uniquement déterminés par l’offre et la demande.
Le deuxième est « un instrument de pouvoir de type monopoliste ».
Il lui préfère une « économie sociale de marché », c’est-à-dire une économie de marché dans laquelle une péréquation sociale est aménagée en faveur des plus défavorisés.
Cette économie sociale de marché a fonctionné, après guerre, dans les grandes nations industrielles : alors qu’elles étaient plus pauvres qu’aujourd’hui, elles ont trouvé les moyens d’aménager des systèmes sociaux qu’aujourd’hui elles ne savent plus entretenir. Cela du fait d’une répartition de plus en plus antisociale des revenus et du fait de l’endettement croissant de l’Etat.

H. Creutz décrit un phénomène qu’il appelle la destruction de capitaux. L’accroissement incessant de la masse de capitaux peut amener à un excès de l’offre de capitaux, qui risquerait de faire baisser les intérêts et donc la rémunération du capital.
Pour y parer, les Etats recourent, dit-il, à l’achat d’armement et à la guerre (dépensière d’armement et génératrice d’investissements juteux dans la reconstruction). Achat d’armes et guerre sont d’abord un excellent placement pour le capital (aux frais du contribuable, donc de tous les citoyens). Leur deuxième effet est la destruction de capitaux excédentaires.
Cette « destruction de capitaux » se réalise dans d’autres secteurs comme la recherche et l’exploration spatiale.
Dans les années 80, les réserves d’armes et la capacité d’extermination étaient suffisantes pour tuer de 15 à 20 fois chaque humain sur terre. « Dans cette folie, il y a une méthode : les gains substantiels pour les fabricants et les marchands d’armes sont garantis par l’Etat, moyennant pots de vin, et payés par les impôts. Ils maintiennent en même temps les taux d’intérêt. »

Pour maintenir la rentabilité du capital et répondre à l’exigence toujours plus grande de rémunération du capital, une croissance économique toujours plus grande est nécessaire.
Elle aboutit à la destruction de l’environnement et à la montée des conflits sociaux.
H. Creutz traduit cette notion d’engrenage par un graphique.

Engrenage

Pour inverser cette tendance, il faut, dit-il, trouver un équilibre entre la masse monétaire et la demande de manière à tendre vers des taux d’intérêt de l’ordre de zéro.
Les conditions pour y parvenir : que la monnaie soit un service public ; ajouter à l’obligation d’accepter la monnaie celle de la céder (pour la faire circuler) ; distinguer la monnaie des avoirs financiers (afin de contrôler la totalité des moyens de demande et de paiement).
Pour faire circuler la monnaie, il propose d’instaurer une taxe à la non-circulation (dont on voit mal les modalités d’application).

H. Creutz cite Silvio Gesell, qui avait développé l’idée d’affranchir la monnaie de l’intérêt dans un socialisme de marché ; et John Maynard Keynes, qui avait repris cette idée.

Il conclut : « C’est seulement quand chaque actif aura droit à la totalité de son salaire en échange de son travail que le monde sera juste. »

Philippe Cazal (29/11/2009)

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