Ce sont les travailleurs, pas le capital, qui produisent la richesse

Invite à renforcer les conquêtes sociales de 1945

Dans « Émanciper le travail », Bernard Friot appelle à revenir à l’esprit des conquêtes ouvrières de 1945. En instaurant le salaire à vie des fonctionnaires et les systèmes de retraite et de Sécurité Sociale, elles ont affirmé leur définition de la valeur d’usage du travail face à celle du capitalisme qui ne considère comme travail que celui sur lequel il peut s’enrichir. Depuis, cette victoire est peu à peu remise en cause. Pour redevenir la classe dominante, le salariat doit imposer ses propres valeurs.

« Émanciper le travail », Bernard Friot, entretiens avec Patrick Zech, Ed. La Dispute, 2014.

La bourgeoisie, du XIVe au XIXe siècle, explique Bernard Friot dans ce petit livre, a imposé, contre le féodalisme, ses propres institutions de la valeur économique : la propriété lucrative, le marché du travail, la mesure de la valeur par le temps de travail et le crédit.

En maîtrisant la production de valeur par la propriété lucrative des outils de production, cette bourgeoisie s’approprie une partie du fruit du travail du reste de la société (« le capitalisme est né de l’expropriation et continue à reposer sur elle« ).

Par le marché du travail et la mesure de la valeur par le temps de travail, non seulement elle rend le salarié dépendant d’une logique de création de valeur ajoutée à son profit (à elle) mais aussi elle impose l’idée que seul le travail marchand peut être considéré comme productif ; ce qui implique que les autres types de travail, celui des fonctionnaires, celui des soignants dont le salaire est financé par la Sécurité Sociale, ou encore l’activité sociale des retraités seraient « improductifs« .

Le crédit lucratif, lui, est une autre façon de détourner la valeur ajoutée au profit de ceux qui détiennent le capital.

Face à cette vision capitaliste d’une « valeur économique » maîtrisée par le capital, la classe ouvrière, à partir de 1945, a imposé une autre vision, celle de la « valeur d’usage » produite par tout travailleur, et de la mutualisation de la valeur ajoutée.

C’est cette vision de la classe ouvrière que les « réformateurs » s’emploient à détricoter depuis 30 ans, depuis les gouvernements Chirac et Rocard aux présidences de François Hollande et d’Alain Macron, avec l’aide de certains syndicats, en particulier la CFDT.

Les conquêtes de 1945, dit B. Friot, sont anticapitalistes parce qu’elles affirment qu’il est tout à fait possible à une classe sociale, le salariat (la classe ouvrière élargie), de produire de la valeur sans propriété lucrative (sans capital et sans actionnaires à rémunérer), sans crédit lucratif. Cette possibilité n’est pas une utopie mais une réalité déjà largement mise en œuvre à travers la « cotisation-salaire« , le « salaire à vie«  des fonctionnaires et les conventions collectives.

La cotisation-salaire (ou salaire socialisé) finance, par ponction sur la valeur ajoutée du travail, la Sécurité Sociale, c’est-à-dire la prise en charge des soins de santé mais surtout le salaire des travailleurs de santé du public (l’Hôpital) et le revenu des professionnels de santé conventionnés secteur I ; elle finance aussi une partie des retraites (la retraite « de base ») ; et aussi, jusqu’à présent, le revenu des chômeurs et, par les allocations familiales, une partie du travail des parents.

C’est l’impôt qui finance le salaire et la retraite des fonctionnaires, les soustrayant eux aussi au marché du travail.

Les conventions collectives, en reconnaissant la qualification des travailleurs, lient leur salaire à cette qualification (qui leur appartient et peut constituer la base du salaire à vie) et non au poste (qui appartient au patron et dont celui-ci peut priver le travailleur).

B. Friot exhorte les travailleurs à se battre pour généraliser ces « institutions du salaire« , afin qu’elles remplacent les institutions capitalistes ; ce qui demande d’abolir la propriété lucrative de l’outil de travail pour la remplacer par la propriété d’usage (1) des entreprises par les travailleurs, d’instaurer un financement des entreprises sans appel au crédit lucratif et d’élargir à tous le salaire à vie financé par la mutualisation de la valeur ajoutée à l’échelle de toute la société.

Au passage, la propriété lucrative immobilière, qui permet à un propriétaire (à partir de son capital) de tirer un revenu au détriment du locataire, serait également abolie (2).

Plus largement, il faudrait étendre ou instaurer la gratuité de la santé, de l’éducation, du logement, des transports de proximité et de la première consommation d’eau et d’énergie.

Avec la propriété lucrative de l’outil de travail, bien que ce soient les travailleurs qui produisent la valeur économique, les propriétaires, qui ne produisent rien, s’approprient la valeur économique et maîtrisent sa répartition, tout en soumettant les travailleurs au chantage de l’emploi.

Aujourd’hui, les propriétaires lucratifs de l’outil de travail (propriétaires directs, actionnaires ou prêteurs) ponctionnent 35 % de la valeur ajoutée et en affectent 20 à l’investissement et 15 aux dividendes et aux frais financiers (rémunération des prêteurs). L’abolition de la propriété lucrative supprimerait le détournement de ces 15 % de la valeur ajoutée.

La réduction de la hiérarchie des salaires à une fourchette allant de 1 à 4 réduirait aussi les inégalités.

Les travailleurs, co-propriétaires d’usage de leur outil de travail (3), seraient maîtres de la gestion de l’entreprise mais n’en tireraient pas directement leur salaire. Les entreprises verseraient en effet une cotisation à une caisse nationale « de cotisations sociales« , qui répartirait les salaires selon la qualification de chacun, que l’on soit en activité, en maladie, à la retraite (4). Les entreprises investiraient sur fonds propres et alimenteraient par ailleurs une caisse nationale « de cotisation économique » qui subventionnerait les projets d’investissement le nécessitant.

La guerre des mots

Dans leur entreprise de démantèlement des institutions du salaire, les capitalistes, dit Bernard Friot, cherchent à distinguer travail productif et travail improductif, à nier aux « improductifs » le droit au salaire. Ils cherchent aussi à distinguer le salaire des autres droits (retraite, indemnité de chômage, allocations familiales, couverture maladie) et poussent à ce que ceux-ci soient de moins en moins financés directement sur le salaire et de plus en plus par d’autres moyens : « cotisation-prévoyance » (l’épargne constituée par le salarié qui lui permettra de toucher plus tard un « revenu différé« ), impôt (CSG), solidarité nationale.

La retraite complémentaire (Agirc et Arrco) se situe déjà dans l’esprit de cotisation-prévoyance.

Les institutions ouvrières du salaire, au contraire, considèrent, avec le salaire à vie, que le salaire, avec toutes ses composantes, devient un droit politique personnel ; toute personne est reconnue comme productrice de valeur économique. C’est la mutualisation de la valeur ajoutée qui permet de payer les salaires à vie et non le travail marchandisé, la « cotisation-prévoyance » de chacun ou l’impôt.

Sur le plan stratégique, Bernard Friot estime vaines les « stratégies d’évitement » qui consistent à se battre pour préserver les acquis, sur un mode défensif, ou à les améliorer (temps de travail, revenu de base…). Il faut, dit-il, avoir une stratégie offensive en se battant pour imposer notre définition de la valeur contre la définition capitaliste. C’est une erreur, dit-il, de se battre en priorité sur le curseur, c’est-à-dire pour une meilleure répartition de la valeur ; le combat fondamental c’est la définition de la valeur et sa maîtrise par les salariés. « L’actuelle production de valeur d’usage est une catastrophe écologique, pour le travail concret des producteurs et anthropologique. » Il faut changer de modèle.

En remettant en cause la définition capitaliste de la valeur économique, qui fait reposer la production de richesses uniquement sur le travail dit « productif« , c’est-à-dire marchandisé, on remet en cause le mythe du développement qui voudrait que celui-ci repose sur le marché et l’expansion à l’infini de la production. Combattre ce mythe, c’est aussi affirmer que le développement doit être avant tout un développement humain, hors du marché, qui repose sur l’accès de tous à l’éducation, à la santé, à la culture, aux loisirs, aux relations humaines et à la vie sociale. Ce qui n’empêche pas de viser en même temps un développement matériel concernant le logement, une alimentation saine, etc.

Dans ce livre, Bernard Friot passe beaucoup de temps à démonter les arguments de la pensée dominante : « Je mène la guerre des mots afin de ne pas la laisser aux seuls réformateurs« , dit-il. Sa démonstration, qui montre qu’une autre organisation de notre société est possible, est porteuse d’espoir. Le sujet est très technique mais la lecture d’« Émanciper le travail » permet d’y voir plus clair.

Ph.C.

1) « Loin de détruire la propriété, nous allons la généraliser comme propriété d’usage« .

2) « Qu’est-ce qui rend si difficile la propriété de l’habitat et quasiment impossible celle d’un habitat de qualité sinon son appropriation par le capital immobilier ?« 

3) Les représentants de la classe ouvrière ont montré qu’ils étaient capables, de 1945 à 1960, d’exercer la co-propriété d’usage en gérant les caisses de sécurité sociale (les administrateurs en étaient élus et les trois quarts d’entre eux étaient des représentants des salariés). De Gaulle s’est empressé, dès qu’il l’a pu, de mettre fin à cette expérience trop réussie.

4) Le droit politique de tout citoyen, à partir de 18 ans, à une « qualification professionnelle« , supprimerait le chômage.

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En savoir plus : Réseau Salariat 

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Discussion

Cet article a également été publié sur mon blog dans le « Club » de Mediapart. Il a donné lieu au commentaire suivant, de Richard Thévenon :

« Les « conquêtes sociales » de 1945 étaient ni sociales, ni anti-capitalistes. Les travailleurs n’y ont pris aucune part, et il s’agissait uniquement d’instaurer une gestion étatique social-démocrate, destinée à remettre en marche l’industrie et éviter toute révolution. Les plus radicaux de la classe ouvrière étaient armés, et il fallait à tout prix les désarmer, idéologiquement et politiquement. Ce qui est offert n’est jamais aussi solide que ce qui est pris, la Social Démocratie a été autant battue qu’elle a échoué.« 

(Lien vers l’article de Richard Thévenon « Le macronisme comme fin de 72 ans de social-démocratie« )

Ma réponse à R. Thévenon :

« J’ai lu votre article de blog, je ne suis pas convaincu de votre approche. Quant aux conquêtes sociales de 1945, je ne suis pas historien, et j’ai des doutes sur ce que vous dites. Qu’est-ce qui peut l’étayer ? »

R. Thévenon répond :

« Je ne conteste bien entendu pas les « avancées » issues du programme du CNR, je pense d’ailleurs qu’ils n’avaient pas d’autre choix, raisonnable, que de passer par une voie étatique pour les imposer. Mais quand on se jette dans un piège, le plus dur est d’en sortir. Introduire l’État dans les contradictions sociales conduit à coup sûr à les dévoyer.

Aujourd’hui les employeurs parlent « d’impôt » et de « charges », alors qu’il ne s’agissait que d’utiliser la force publique pour leur faire cracher ce qu’ils devaient pour le travail et pour l’utilisation gratuite des infrastructures physiques et immatérielles.

Les acteurs sociaux sont devenus des « prestataires de service », et ils sont désormais jugés sur leur « rentabilité ». Pourquoi payer une cotisation syndicale, si le service rendu est assuré et gratuit ? Il n’y a plus de rapport évident et visible entre les prestations et la solidarité de tous. Voilà le résultat à terme de cette stratégie, dont personne n’a voulu sortir. Macron termine ce cycle.« 

Ma réponse :

« D’accord sur le fait que s’en remettre à l’État est un piège, dans la mesure où il n’est pas maîtrisé par les citoyens. C’est vrai dans le système capitaliste, ça l’est aussi dans les systèmes communistes que nous avons connus.

Quant à la stratégie, celle de passer par l’État est aujourd’hui loin de notre portée ; celle de se passer de l’État l’est encore davantage, nous sommes loin, par exemple, de la situation de l’Espagne en 1936 du fait de la faiblesse des syndicats, partis et autres mouvements susceptibles d’évoluer vers cette approche. »

R. Thévenon :

Voir : « A Zaragoza o al Charco« , sur la gloire et la décomposition simultanées de la CNT en 1936-37. Avoir un syndicat Révolutionnaire, et souvent hégémonique, qui trois mois avant le coup d’État proclame le Communisme Libertaire, comme but et moyen, ne garantit pas grand chose non plus.



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