La Massane : une forêt témoin à l’état naturel

Une forêt de hêtres entre 600 et 900 m d’altitude, en plein climat méditerranéen, cela a de quoi surprendre (1). La Forêt de la Massane, dans le massif de l’Albère (commune d’Argelès-sur-Mer, Pyrénées-Orientales), serait, selon une hypothèse scientifique qui reste à confirmer, une forêt témoin de l’époque quaternaire qui se serait maintenue malgré la dernière glaciation (jusqu’à il y a 10 000 ans) (2).

La réserve naturelle de la Massane couvre 336 ha : une hêtraie entre 600 et 900 m d'altitude en climat méditerranéen.

La réserve naturelle de la Massane couvre 336 ha : une hêtraie entre 600 et 900 m d’altitude en climat méditerranéen.

Cette particularité et la présence, dans cette hêtraie, d’espèces reliques (de coléoptères notamment) justifient sa préservation, au moins comme objet d’étude, même s’il est impossible d’arrêter le temps et même si cette préservation est menacée par le changement climatique ou par la pollution.

Au-delà de son caractère de témoin, La Massane est intéressante par sa grande biodiversité, qui résulte notamment de son classement en réserve naturelle.

Précisons tout de suite que cette forêt n’a pas toujours été à l’état « naturel » (3). Elle a été exploitée du haut Moyen-Age jusqu’en 1860 environ. Au XIXe siècle, on retirait de ce massif du bois de chauffage, de la glu (à partir de l’écorce du houx) et surtout du charbon de bois (qui servait ensuite à alimenter les forges, pour fabriquer l’acier, et les verreries, dans la région proche). On trouve encore, à flanc de colline, les traces de charbonnières.

Le pastoralisme était également très présent dans le secteur. Juments, ovins, cochons, bovins y trouvaient leur nourriture. Aujourd’hui, seuls restent, dans le massif, quelques troupeaux de vaches.

A partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la surexploitation de la forêt et la forte pression pastorale avaient dégradé la couverture forestière de la haute-vallée de la Massane (4). A l’instigation de l’administration des Eaux et Forêts on a alors cessé l’exploitation afin de laisser les sols et la végétation se reconstituer.

La proximité du Laboratoire Arago, de Banyuls-sur-Mer, a fait de la haute-vallée de la Massane un lieu d’observation pour les scientifiques. Le classement en réserve naturelle des 336 ha de hêtraie, intervenu en 1973, a accentué le caractère de naturalité du lieu.

Un observatoire privilégié de la biodiversité

Aujourd’hui, La Massane est un rare exemple de forêt non exploitée, où les processus de vie et de mort se déroulent naturellement. D’où une grande biodiversité. Celle-ci est liée au milieu naturel lui-même (arbres, plantes, humus, rivière), qui favorise la présence de toutes sortes d’espèces végétales et animales. Mais aussi au dépérissement naturel des arbres qui, avec le bois mort, deviennent un refuge pour phytophages, champignons et insectes. Le bois mort est encore un terrain de chasse, un abri ou encore un support de nidification pour de nombreuses espèces.

Le milieu local a aussi une spécificité due à sa situation à la fois de carrefour biogéographique (au contact de l’Espagne et des sommets pyrénéens) et d’isolement (le massif est nettement coupé du reste de la chaîne pyrénéenne par le col du Perthus).

Ce milieu est un cadre d’étude très riche pour l’association des Amis de la Massane, qui gère la réserve, et pour des scientifiques partenaires. Ce qui a donné lieu à de très nombreuses publications.

L’un des supports d’étude est la cartographie des arbres (vivants et morts) d’une partie de la réserve (28 ha) réalisée par l’association, à partir de laquelle celle-ci effectue un suivi et mène un certain nombre d’observations.

Dans la forêt non exploitée, les processus de vie et de mort se déroulent naturellement. D'où une grande biodiversité, liée en particulier à la présence de bois mort.

Dans la forêt non exploitée, les processus de vie et de mort se déroulent naturellement. D’où une grande biodiversité, liée en particulier à la présence de bois mort.

Plusieurs inventaires sont réalisés ou en cours : avifaune, coléoptères, staphylins, fourmis…

Ces études permettent d’illustrer le degré élevé de biodiversité constaté localement mais aussi de montrer l’évolution des espèces et d’essayer d’en comprendre les causes : réchauffement climatique, pollution atmosphérique, pression des parasites et des prédateurs… L’étude de la dynamique du peuplement forestier, en relation avec les événements climatiques (canicule, vent) et la pollution vont dans le même sens.

Pour ce qui est de la pollution, elle est due à la proximité de la région barcelonaise mais aussi à la circulation aux abords du Perthus et sur le littoral à forte fréquentation touristique. On relève de fortes concentrations d’ozone en été.

La comparaison entre deux parties de la réserve, l’une ouverte au pâturage bovin, l’autre protégée de ce pâturage, montre un stock de plantules beaucoup plus important dans la partie protégée. Le pâturage et le stress estival semblent être les deux principaux facteurs limitants du développement des plantules.

Laboratoire à ciel ouvert, la réserve naturelle de la Massane permet d’étudier le comportement d’une forêt où l’intervention humaine est quasi-nulle (à noter toutefois le passage de quelque 25 000 randonneurs par an, dans la réserve ou à proximité).

Le constat principal des observations est bien sûr la présence d’une grande biodiversité, permise par ce caractère naturel.

La Massane, note l’association, est aussi un exemple de « ces ambiances forestières si authentiques (…, un) petit morceau de notre mémoire culturelle collective ». Loin de croire que toutes les forêts peuvent ressembler à celle-là et sans réduire la biodiversité à cet exemple, il faut reconnaître que ce genre de témoin permet de mesurer ce que nous perdons avec l’absence ou le recul de la biodiversité.

Ph.C. (Article paru dans le Paysan du Midi et L’Agriculteur Provençal du 24 juin 2011).

1) Il faut tempérer toutefois cet aspect : il pleut jusqu’à 1 200 mm par an sur les hauteurs de l’Albère (contre 700 environ à ses pieds) et la vallée de la Massane est souvent parcourue par un courant d’air froid.

2) Une étude du Laboratoire Arago et de l’Inra s’efforce d’établir la caractérisation génétique de la hêtraie afin de déterminer son origine et son lien éventuel avec les autres hêtraies des Pyrénées-Orientales.

3) On ne peut donc pas parler de « forêt primaire » même si la non-exploitation et la mise en réserve tendent au retour à une forêt primaire.

4) La Massane, fleuve côtier, se jette dans la Méditerranée à 22 km de sa source.

Concernant le débat entre forêt exploitée et forêt naturelle, lire sur ce blog l’article sur « La vie secrète des arbres », de Peter Wohlleben, Ed. Les Arènes, 2017.

Sur l’importance de la forêt dans nos territoires au Moyen-Âge, lire sur ce blog « Une révolution : désurbaniser et désindustrialiser pour (r)établir une société rurale et un environnement équilibrés ».

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Au sommet : la biodiversité en milieu ouvert

La présence des vaches, souligne l’association des Amis de la Massane, est fondamentale pour le maintien du paysage des pelouses sommitales et des landes du massif de l’Albère. C’est un autre milieu, ouvert celui-là, une autre biodiversité. Cet élevage bovin extensif, témoin d’une activité ancestrale, est, explique l’association, « le résultat d’une longue expérience pour trouver l’équilibre fragile entre activité humaine et préservation de la nature ».

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Pour préparer Foresterranée'11, l'association Forêt Méditerranéenne avait organisé réunions thématiques et visites de terrain. Ici, dans la forêt de la Massane.

Pour préparer Foresterranée’11, l’association Forêt Méditerranéenne avait organisé réunions thématiques et visites de terrain. Ici, dans la forêt de la Massane.

Foresterranée 2011 : forêt méditerranéenne et biodiversité

Cet article était paru en préambule aux rencontres Foresterranée’11, que l’association Forêt Méditerranéenne organisait les 17 et 18 novembre 2011 à Saint-Martin-de-Crau sur le thème « Usages, biodiversité et forêt méditerranéenne ».

L’association Forêt Méditerranéenne, qui réunit des adhérents et des métiers très divers autour de la forêt, avait préparé ce colloque par des groupes de travail et des visites de terrain, dont l’une dans la Forêt de la Massane.

L’association expliquait, dans le n°83 de son bulletin La Feuille et l’Aiguille (mai 2011), que « la biodiversité est une notion complexe, un concept qui évolue (dans l’histoire, dans le temps et dans l’espace), qu’il convient d’éclaircir ».

« Les gestionnaires de forêt ont souvent une position d’autodéfense dès qu’il s’agit d’intégrer les questions de biodiversité ; ne gagneraient-ils pas à tirer parti de la biodiversité au lieu d’en subir les contraintes ? Face à un empilement de réglementations et à des « niveaux » de gouvernance variables suivant les territoires, comment mettre en œuvre les politiques, règles et dispositions législatives, pour appliquer au mieux le concept de biodiversité à la gestion du territoire ? »

Ph.C.


FELIX RODRIGO MORA…………………. Une révolution : désindustrialiser et désurbaniser pour (r)établir une société rurale et un environnement équilibrés

Dans « Naturaleza, ruralidad & civilización« , Félix Rodrigo Mora déplore l’asservissement de l’être humain par la société de consommation et la destruction de l’environnement par son artificialisation extrême. Pour en arriver là, il a fallu détruire la société rurale traditionnelle, centraliser, industrialiser. L’auteur propose une véritable révolution pour recréer une société sobre, conviviale et démocratique, en phase avec la nature. Il est temps, dit-il, de sauver à la fois l’humanité et la biosphère.

Félix Rodrigo Mora, « Naturaleza, ruralidad & civilización«  (Éditions Brulot, 2008). En castillan.

Naturaleza

En Espagne, comme ailleurs en Europe, la société a été essentiellement rurale jusqu’à la révolution industrielle. Cette société rurale traditionnelle était caractérisée par un mode de gouvernement local communautaire, par la propriété collective de la terre et de l’espace rural, et par un esprit de convivialité. Elle a fermement lutté contre son démantèlement progressif, mis en œuvre successivement par la monarchie centralisatrice, par le libéralisme et par le franquisme, qui ont fini par avoir en grande partie raison d’elle.

Après la période centralisatrice, urbanisée et autoritaire de l’empire romain, ce que Félix Rodrigo Mora appelle la révolution civilisatrice du Haut Moyen-Age est à l’origine de la société rurale traditionnelle, dans laquelle primaient la relation sociale, la recherche de l’harmonie au sein de la communauté locale. Il y avait alors, dit-il, une conception du monde qui donnait la priorité aux relations humaines, à l’aide mutuelle, avec un détachement relatif par rapport aux biens matériels.

L’auteur décrit le système des conseils ouverts où les décisions concernant la vie locale se prenaient en assemblées ouvertes à tous. Ces conseils étaient souverains au niveau local et avaient un pouvoir législatif et exécutif.

En même temps la communauté était propriétaire collectivement de la plus grande partie de l’espace rural, des pâturages, parcours, landes, garrigues, bois, ruisseaux… qui pouvaient être utilisés par l’ensemble des membres de la communauté tout en veillant à l’intérêt commun.

En Alava par exemple les conseils ouverts géraient le labour collectif, la répartition de parcelles entre les familles pour une durée déterminée, le soin des parcours et des bois, l’organisation du pâturage. Ils géraient aussi le travail communal, les fêtes, l’approvisionnement, les activités artisanales communes et l’éducation.

L’auteur consacre un chapitre à la fête populaire qui, jusqu’à une période très récente, avait plusieurs fonctions : se divertir, renforcer les liens humains et donner libre cours à la créativité. Lors d’une noce par exemple, une bonne partie des invités participait à tour de rôle, en poussant la chansonnette (qu’ils avaient souvent inventée eux-mêmes), en récitant un texte à l’intention des époux ou en constituant l’orchestre du bal. On se divertissait en créateurs de culture plus qu’en consommateurs, en acteurs plus qu’en spectateurs passifs. Et donc, à la différence d’aujourd’hui, en dehors du marché.

Cette société rurale traditionnelle, note Félix Rodrigo Mora, a eu toutefois un défaut fondamental : l’absence d’objectifs pour se dépasser, « l’inexistence d’une formulation sur le quoi, le pourquoi et le comment du demain que l’on souhaite ». Elle a donc d’autant plus facilement été détruite par l’État.

L’action « modernisatrice » méthodique du franquisme

Cette destruction a connu son achèvement sous le régime franquiste, dans les années 1950-60. Jusque là, la société rurale a notamment refusé obstinément la mécanisation de l’agriculture : dans les régions de latifundia du sud de l’Espagne, ce sont les brassiers qui s’opposaient à l’introduction des machines, jusqu’à, parfois, y mettre le feu ; dans le reste de l’Espagne, où dominaient les conseils ouverts et les terres communales, les paysans n’étaient pas intéressés par les machines.

Avec l’industrie naissante, la classe ouvrière avait conservé des liens étroits avec le monde pré-industriel (esprit communautaire, aide mutuelle, dédain pour le monétaire, délibération en assemblées…). On comprend la forte résistance populaire au coup d’état de 1936. Selon l’auteur ce sont d’ailleurs les paysans, plus que les ouvriers, qui ont le plus résisté au franquisme.

Malgré la résistance, l’ordre nouveau a été instauré. « Si l’on voulait créer un mouvement ouvrier domestiqué, consumériste, acceptant de mener une vie de porcs, il fallait extirper à la racine la société populaire traditionnelle, ce que fit le franquisme. » L’État franquiste a procédé méthodiquement, avec d’une part l’Office National du Blé, auquel il fallait livrer tout le blé commercialisable. On a incité la monoculture de céréales, ce qui était un moyen de rentrer dans le marché et la bancarisation. L’extension de l’irrigation, la mécanisation, les engrais, les pesticides ont accompagné une logique productiviste de monocultures.

Albarracin (province de Teruel). La stérilisation totale par la disparition de la végétation arborée, que ce soit sur les terrains plats, en monoculture de céréales, ou sur les collines. Photo Diego Delso, Lic CC By SA 3 0, Wiki Commons.

Albarracin (province de Teruel). La stérilisation totale par la disparition de la végétation arborée, que ce soit sur les terrains plats, en monoculture de céréales, ou sur les collines. Photo Diego Delso, Lic CC By SA 3 0, Wiki Commons.

D’autre part, avec la création d’un organisme dénommé « Patrimoine forestier de l’État », on a continué à détruire la forêt traditionnelle autochtone en la remplaçant par des cultures et par des boisements artificiels de pins et d’eucalyptus.

L’intensification de la production agricole et la perte par les habitants ruraux de leurs moyens de subsistance liés à la forêt et à l’espace naturel ont entraîné un nouvel exode rural : entre 1950 et 1981, les communes de moins de 10 000 habitants ont perdu 5,3 millions d’habitants au profit des grandes villes.

« On a une fausse image du franquisme », dit Félix Rodrigo Mora : On le présente comme « un conglomérat de phalangistes, de curés et de militaires ignorants ». Il avait en réalité un programme technique, économique et politique très élaboré, dans une optique technocratique, productiviste et consumériste.

Il s’est acharné sur la société rurale traditionnelle, l’a dénigrée en la faisant passer pour « arriérée », et n’a eu de cesse de voir détruit le patrimoine culturel populaire : l’agriculture, l’élevage, les métiers, la médecine et la pharmacopée, la musique et la danse, la tradition orale, l’architecture populaire… Et il a attaqué violemment les langues autres que le castillan, pour toujours plus uniformiser la société et la dominer.

Félix Rodrigo Mora n’en parle pas mais le processus de « modernisation » a été à peu de choses près le même en France. Comme en Espagne il a été préparé par l’idéologie libérale. Puis, au nord des Pyrénées, ce n’est pas le franquisme qui a pris le relais mais la République progressiste et, à la Libération, les gouvernements de centre-gauche et de gauche. Pour Félix Rodrigo Mora, la gauche et la droite partagent la même conception d’un État fort et du développement industriel et technologique, censés apporter les biens matériels mais en réalité responsables de l’asservissement des citoyens et de la destruction de l’environnement.

Forêt, régime des pluies et fertilité des sols

Deux cents ans de politique libérale en agriculture, estime Félix Rodrigo Mora, ont abouti à un recul de la santé de la biosphère qui se traduit par une baisse des rendements agricoles, une diminution de la matière organique, l’augmentation de l’érosion et de la salinisation des sols, l’acidification et la pollution par les métaux lourds, la disparition des aires boisées, la désertification, la perte de biodiversité. Ajoutons à cela l’altération climatique liée à l’émission de gaz à effet de serre par la civilisation urbaine et industrielle.

La vigne (Campos de Carinena, Aragon) en culture intensive, comme les céréales ou l'olivier, stérilise les sols. Photo Diego Delso, Lic CC By SA 4 0, Wiki Commons.

La vigne (Campos de Carinena, Aragon) en culture intensive, comme les céréales ou l’olivier, stérilise les sols. Photo Diego Delso, Lic CC By SA 4 0, Wiki Commons.

Aujourd’hui, les pouvoirs publics prônent l’agriculture biologique mais, pour l’auteur, celle-ci n’est que le nouveau cheval de bataille de l’agriculture industrielle et productiviste, en particulier avec le Règlement européen de 1991.

F. Rodrigo Mora insiste sur la gravité de la dégradation de l’espace naturel boisé, due à la fois à l’expansion des terres cultivées, aux effets de la civilisation industrielle et urbaine sur le climat et à la modification locale des équilibres : remplacement des espèces d’arbres autochtones par des espèces à croissance rapide (surtout les résineux, qui acidifient et stérilisent les sols) et uniformisation de la forêt, épuisement des sources et des nappes phréatiques par la diminution de la pluviosité et par le recours excessif à l’irrigation agricole, baisse de l’humidité de l’air liée au recul de la couverture du sol.

Dans un effet boule de neige, climat et recul de la forêt sont les causes de la perturbation du régime des pluies : la sécheresse estivale est de plus en plus longue dans la péninsule ibérique (100 à 130 jours aujourd’hui dans la Sierra Morena contre 74 au XVIIIe s.), ce qui fragilise les plantules et les jeunes brins et compromet leur croissance. Grâce à des précipitations estivales supérieures, il y avait d’importantes hêtraies au XVIIIe s. dans les Monts de Tolède et au XVIe dans la Mancha. La superficie boisée n’est plus, à l’heure actuelle, que de 15 % en Espagne, en comptant bien sûr les plantations industrielles.

Les parcelles céréalières qui recouvrent aujourd’hui d’énormes surfaces en Vieille et Nouvelle Castille, nues en été, ne remplissent plus la fonction d’infiltration des eaux de pluie et d’évaporation qui était celle des espaces boisés ; elles sont au contraire soumises au ruissellement et à l’érosion éolienne et l’on assiste à une forte dégradation des sols, irréversible pour des siècles. Cette dégradation est encore pire, on le sait, sur les pentes, comme le montrent les nombreux paysages désertiques du territoire espagnol.

Revenir à une existence frugale et conviviale

Pour Félix Rodrigo Mora, il est urgent de renverser la vapeur, de « détruire la société technique » et donc « d’adopter des systèmes techniques simples et une existence frugale et sobre », cela en « privilégiant les exigences immatérielles de l’être humain. » Il faut en même temps renoncer au mode de vie urbain (« qui inclut pouvoir centralisé, État, pouvoir des élites culturelles, argent, individualisme et consommation effrénée ») et revenir au style de vie rural.

La ville (Madrid, Avenida de América), un milieu extrêmement artificialisé, qui consomme les ressources naturelles. Photo Luis Garcia, Wiki Commons.

La ville (Madrid, Avenida de América), un milieu extrêmement artificialisé, qui consomme les ressources naturelles. Photo Luis Garcia, Wiki Commons.

Il faut aussi « restaurer la nature », avec un nouveau type d’agriculture et une vision plus globale. Cela implique, comme avant l’industrialisation de l’agriculture, une gestion équilibrée de l’agriculture et de l’élevage (celui-ci apportant lait, viande, cuir, laine mais aussi et surtout matière organique) et de compter sur les importantes ressources alimentaires du milieu naturel : plantes et baies sauvages (plus de 150 ont été utilisées pour l’alimentation), champignons, chasse, pêche… La forêt, autrefois, fournissait par exemple des châtaignes et des glands (le pain de glands était la première ressource alimentaire de certaines régions) ou encore des branchages servant de fourrage pour les bêtes en été.

Et pour les terres cultivées, qui devraient être fortement réduites et se limiter aux terrains plats pour éviter l’érosion, il faudrait avoir des pratiques agronomiques appropriées : fertilisation naturelle par la végétation (feuilles des arbres) et les déjections des animaux, polyculture, association d’espèces, rotation, couverture permanente des sols par la végétation, très peu de labour, peu d’irrigation et de chimie, mécanisation minimale. Faire passer le régime alimentaire des 3 300 calories moyennes par jour actuelles à un niveau plus souhaitable de 2 500 permettrait de réduire d’un quart les terres cultivées. Pour le reste, il faudrait renoncer aux cultures d’exportation et aux « produits de plaisir » (café, thé, vin, tabac, sucre…). Ce qui en même temps permettrait aux pays producteurs de café, par exemple, de se réorienter vers les cultures vivrières pour leur consommation.

Cette ré-orientation demanderait à ce que chaque citoyen valide participe aux travaux liés à la ressource alimentaire. « Mais pour un temps limité, de manière à pouvoir avoir d’autres occupations. »

L’auteur estime aussi qu’il faudrait entreprendre une reforestation générale, qui consisterait à planter 20 millions d’hectares (en plus des 14 millions boisés actuellement) dans un délai de cinquante ans. Ce qui implique de « désagricoliser, désurbaniser et détouristifier ».

Tout cela n’est possible qu’avec « une révolution politique », car tout est politique, dit Félix Rodrigo Mora. Il cite l’exemple de l’automobile : « le régime actuel de dictature », dit-il (pour lui, la démocratie est directe ou elle n’est pas), « accorde aux populations soumises, dégradées, dépossédées une trompeuse illusion de liberté, de vitalité et de possession, aux fonctions narcotiques, alors que leur existence est dépossédée de tout sens et objectifs humains. »

L’auteur appelle donc à une révolution des mentalités et du mode de vie mais aussi à une révolution des modes de décision avec un retour à des conseils locaux ouverts et à la propriété communale (associée à la propriété privée limitée aux surfaces ne nécessitant pas de travail salarié).

Les propositions de Félix Rodrigo Mora peuvent paraître utopiques, mais si l’on considère que son analyse est réaliste, il faut apporter des réponses à la hauteur de l’enjeu. Le but, souligne-t-il, n’est pas de revenir à la société d’autrefois mais de se servir de ses points positifs pour construire une nouvelle société plus humaine et plus respectueuse de son environnement que l’actuelle.

Ph.C.

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Voir les blogs de Félix Rodrigo Mora :

Esfuerzo y servicio

Et FélixRodrigoMora , avec ses publications.

Félix Rodrigo Mora donne, dans une vidéo (en castillan), une vision du Moyen Âge peu conforme au discours conventionnel des historiens. Voir la vidéo.

Sur les conseils ouverts et la propriété collective de l’espace rural voir aussi le livre de David Algarra Bascón, « El Comú Català. La història dels que no surten a la història » (« Le Commun Catalan. L’histoire de ceux que l’histoire ne fait pas apparaître »), Éditions Potlatch, 2015, en catalan.

Note de lecture dans ce blog sur ce livre.

Sur un thème proche, lire dans Éclairages Publics : « Révolution intégrale: plutôt que d’essayer de réformer la société, ils veulent en construire une autre. »