Transport Maritime, Danger public et Bien Mondial

Comment la dérégulation permet de faire le maximum de profit sur le transport maritime. Au détriment de la sécurité et, avant tout, des conditions de travail et de vie des marins.

« Transport Maritime, Danger public et Bien mondial », de François Lille, Ed. Charles Léopold Mayer, Paris, 2005.

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François Lille nous fait découvrir le monde de la marine marchande aujourd’hui mondialisée. Il explique comment, « depuis un demi-siècle, avec une accélération dans les années 80, le système extralégal des pavillons de complaisance s’est étendu jusqu’à concerner les deux tiers de la capacité de transport maritime international ».
L’auteur est co-fondateur de l’association BPEM (Biens publics à l’échelle mondiale), aujourd’hui intégrée dans Survie.

En suivant la logique des paradis fiscaux et judiciaires, et en s’appuyant sur eux, les armateurs se sont libérés des contraintes fiscales, sociales, réglementaires de leurs Etats d’origine et se sont affranchis de leurs responsabilités pénales. Aucun pouvoir supranational contraignant ne pallie la perte de contrôle des Etats. Cette nouvelle donne n’est pas un hasard, elle a été organisée sciemment avec la complicité des Etats des pays riches au profit des armateurs et du monde financier qui les accompagne.
Cette réalité du monde du transport maritime est « un précédent qui risque de s’appliquer aux autres systèmes de travail ». La logique est celle de la suppression des régulations étatiques au profit des mécanismes de marché sans contrôle.
Ainsi un bien commun mondial, la mer, est utilisé selon une logique privée. Des biens publics mondiaux, la sécurité de la navigation et le transport maritime lui-même, sont dépecés au profit des sociétés financières.

Le livre rentre dans le concret du fonctionnement d’un navire, de la diversité des types de bateaux et des catégories de transports maritimes. Il montre qu’il y a là un système industriel, avec une forte concentration en capital et une organisation du travail pour le profit de ses détenteurs.

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Photo issue du site Photo Libre

Au fil de l’Histoire, la marine marchande s’était construit des règles, desquelles la sécurité n’était pas exclue.
Elle a été un support important de la révolution industrielle et aussi de la colonisation. Sa dernière évolution est celle de la suprématie du capitalisme, avec le développement de la complaisance et la privatisation des sociétés nationales de transport maritime.
Le transport maritime est aujourd’hui un grand marché à plusieurs titres. Marché du transport mais aussi marché des navires neufs et d’occasion, qui « glissent souvent vers des utilisations de moins en moins exigeantes sur le plan de la sécurité… ou vers des utilisateurs moins exigeants », puis marché de la ferraille.

Qu’en est-il des régulations ?

Le droit maritime international s’est surtout construit pour garantir la libre circulation sur les mers (Convention de Montego Bay). Pour sa part, l’Organisation Maritime Internationale (OMI) s’est efforcée de définir des règles pour la sécurité, mais les « Etats de pavillon » sont en capacité de bloquer l’application de ces règles. L’OMI « se préoccupe surtout de supprimer les entraves au libre commerce » que sont les politiques sociales et sécuritaires. Du côté des marins, le droit du travail est défini par les conventions et recommandations de l’OIT (Organisation internationale du travail) dont la Charte des droits des gens de mer, en gestation au moment de la parution du livre (la Convention sur les normes du travail maritime, adoptée le 23 février 2006, devait ensuite être ratifiée par les Etats)… mais ces textes seront-ils appliqués ?

L’auteur décrit le dumping fiscal, social et sécuritaire permis par l’affaiblissement de la régulation.
Les Etats de pavillon jouent à celui qui prélèvera le moins d’impôts sur les navires, pour attirer un maximum d’immatriculations.
Et les pays industrialisés, européens notamment, créent les uns après les autres des registres d’immatriculation « internationaux » qui permettent tout simplement aux navires qui y sont enregistrés d’échapper à la loi nationale !
L’embauche des équipages est confiée à des sociétés de « manning » ou « marchandage », qui recrutent des hommes dans différents pays, là où ils sont prêts à louer leurs services au moins cher. Ces sociétés de marchandage vendent ensuite les services de cette main-d’œuvre à la société qui gère le fonctionnement du navire. D’où des équipages composés de personnes de différentes nationalités, n’ayant pas les mêmes droits. D’où aussi une précarisation du statut des travailleurs de la mer : contrat précaire ou absence de contrat, absence de droits syndicaux, congés réduits, horaires pléthoriques, bas salaires, voire salaires impayés…
François Lille rapproche cette précarisation extrême du statut social des marins du projet de directive Bolkestein, que l’Union européenne a tenté de faire passer en 2003. Il s’agissait notamment de permettre l’embauche, dans un pays de l’Union, d’un salarié provenant d’un autre Etat membre aux conditions de son pays d’origine (le « plombier polonais »…). Finalement, la directive « services » a été adoptée, en 2006, en limitant la notion du pays d’origine. Partie remise ?

Parallèlement à leurs conséquences sociales, les économies sur la main-d’œuvre diminuent les conditions de sécurité des navires. Un équipage insuffisant, surmené, qui souvent ne connaît pas le navire sur lequel il est embauché… autant de facteurs de risque.
Des naufrages célèbres, comme celui de l’Erika, du Prestige et tant d’autres, montrent que les accidents n’arrivent pas par hasard et qu’il y a souvent un cumul des risques (état du navire, pression sur les marins, priorité à l’économique sur l’environnement).
Les systèmes de contrôle, aussi, sont en cause : le démantèlement des administrations d’Etat laisse la place aux sociétés de classification, qui ne rendent pas de comptes à l’Etat mais à leurs actionnaires… et à leurs clients, les armateurs.
Et lorsque l’accident survient, l’imbrication des sociétés écrans, fictives ou insolvables rend très difficile la mise en cause d’un responsable.

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La prise de conscience du facteur humain dans l’insécurité, suite à l’étude des causes d’accident, a amené à la rédaction du Code ISM (International safety management) en 1994.
Pour François Lille, ce code, en émettant des procédures à appliquer à la lettre, cloisonne chaque individu dans un schéma de compétence qui lui enlève toute initiative. La suppression d’une vision globale du risque, la négation de l’expérience, au lieu de réduire le risque, le renforcent.

Dans la dernière partie du livre, l’auteur essaie de dégager les pistes qui permettraient de respecter le bien commun de l’Humanité qu’est la mer et de faire en sorte que le transport maritime, au lieu d’être un « danger public », au lieu d’être une source de profit pour les milieux financiers, redevienne un bien public.

L’exemple du transport maritime est significatif parce qu’il a préfiguré la mondialisation du travail et la perte d’influence des Etats sur la législation sociale.
Mais le transport maritime est aussi un maillon essentiel de la société néo-capitaliste basée sur les « avantages comparatifs », la mise en concurrence des différentes régions de production : pour atteindre son but, elle a besoin de coûts du transport minimes, ce que permet le transport maritime. Et pour les réduire au maximum, on en a exclu le plus possible les coûts environnementaux, humains et sociaux.

Philippe Cazal (11/02/2011)

Lire aussi, de François Lille et Sharon Courtoux, « Pourquoi l’Erika a coulé, les paradis de complaisance« , Ed. L’esprit Frappeur, 2000.